Le photographe Nicola Lo Calzo s’est rendu à
San Fratello, en Sicile, lors de l’hommage annuel rendu à saint Benoît le
Maure, fils d’esclaves africains né dans la bourgade en 1524. Une figure à
travers laquelle il évoque la condition des migrants africains en Sicile.
Jérôme Gautheret.
C’est une étrange procession qui se déroule
tous les ans en septembre, à San Fratello, non loin de Messine, en Sicile. La
statue d’un moine noir de peau en costume franciscain, l’Enfant Jésus dans les
bras, est portée dans les rues de la petite ville par des hommes en chemise
blanche, en signe d’action de grâces. Combien, parmi les participants,
connaissent la véritable histoire de celui qu’on appelle ici Binidittu (San
Benedetto il Moro en italien, saint Benoît le Maure en français) ? Bien
peu sans doute, car, hors des endroits où il a vécu, l’Église italienne a
longtemps cherché à refréner le culte voué à ce saint atypique devenu subversif
malgré lui.
Le
photographe italien Nicola Lo Calzo a découvert le destin de saint
Benoît le Maure de la façon la plus inattendue qui soit. « J’étais en
Colombie la première fois que j’en ai entendu parler, se
souvient-il, et j’ai découvert ensuite que son culte était très présent en
Amérique latine, surtout dans l’aire lusophone et dans tous les lieux concernés
par la traite négrière. Bien entendu, il diffère selon les pays : dans le
golfe de Guinée, à Sao Tomé-et-Principe, par exemple, le lien avec la Sicile
est complètement oublié. » Cette rencontre fortuite a poussé le
photographe, qui explore depuis des années les phénomènes de créolisation, à se
lancer sur les traces de son apostolat.
Un saint subversif
Benoît le Maure est né de deux esclaves
africains, vers 1524, à San Fratello. Affranchi à sa naissance, il se destine
vite à la vie religieuse, d’abord comme ermite, puis il entre chez les frères
mineurs réformés (rattachés aux franciscains) et finit sa vie au couvent Santa
Maria di Gesù, dans les environs de Palerme. Son humilité et la vénération
qu’il inspire spontanément au petit peuple, ainsi que les miracles qu’il
accomplit sur son passage, font qu’à sa mort, en 1589, toute la Sicile lui
voue un culte. Il est fait saint patron de Palerme en 1602, mais la
reconnaissance pontificale arrive bien plus tard : il est béatifié
en 1743 et canonisé en 1807.
Pourtant, à partir du XVIIe siècle, ce
saint si populaire devient peu à peu invisible. D’abord parce que sa couleur de
peau et son histoire renvoient à une réalité, celle de l’esclavage et des
colonies de plantations sucrières, que la Sicile tend à faire oublier. L’île a
pourtant bel et bien été, jusqu’au début du XVIIe siècle et à l’essor des
colonies américaines, un important centre de production sucrière. De plus
l’Église craignait, en mettant trop en avant cet esclave affranchi, de
favoriser la subversion chez les populations asservies.
« Progressivement, alors que son culte se
développait hors de Sicile, dans les terres d’esclavage, Benoît le Maure a
disparu de son île natale. En outre, le couvent où il est mort se trouve dans une
zone qui a été par le passé très liée à la Mafia… C’était difficile de le
mettre en avant », explique Nicola Lo Calzo. L’arrivée, ces dernières
années, de populations venues d’Afrique a provoqué un regain du culte de
Binidittu, porté par des artistes, des militants de l’aide aux migrants
et le
maire de Palerme lui-même, Leoluca Orlando.
« Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en
parallèle le souvenir de ce saint occulté et ces populations africaines qu’on
ne veut pas voir. Car, malgré les grands discours sur l’hospitalité sicilienne,
la condition des Africains y est très difficile. La Sicile a du mal avec ses
racines africaines, et même si elle se définit comme une île ouverte, elle
continue à maintenir ces populations dans l’ombre, dans les
marges. » Son travail les met en lumière.
Binidittu, de Nicola Lo Calzo, à paraître
en avril aux éditions L’Artiere.
Fonte: Le Monde
Inviato da: Pierangelo Scaravilli